top of page

L'ombre


Trois heures et quart. Du matin. Déjà, le sommeil m’abandonna. Ce n’était pourtant plus une surprise. Doucement, je sortis de mon lit.


L’air froid du mois de novembre glaçait mes mains. Et pourtant, il m'était des plus agréable.

Pas un bruit, à part une voiture solitaire au loin. Personne. Désert. Le calme absolu. Aussi étrange que cela puisse paraître, les nuits transformaient les villes en des villes fantôme.


Ce fut pour cet aspect-là qu’elles devinrent rapidement mon moment favori. Mon secret le mieux gardé et pourtant, si accessible à tous ceux qui voulait s’y aventurer. Durant ces moments surréels, je me sentais surhumain. Et l’inhumain, aussi effrayant puisse-t-il être, m'avait toujours captivé.


Sept heures, il était déjà temps pour moi de rentrer. Finis la solitude et le calme, bonjour monde de l’impatience et du bruit. Ma vie normale reprenait petit à petit. Sur le chemin de mon quotidien, je passais devant une petite maison. Je l’apercevais tous les jours en me rendant à l’arrêt de bus. On l’aurait dit tout droit sorti d’un rêve. Et quelque part, j’espérais un jour pouvoir y habiter. Elle possédait un charme fou, un petit rayon de lumière et d'originalité dans la banalité de cette ville.


-Toi en revanche, tu es tout sauf un rayon de lumière, et tu es bien la dernière personne que l’on prendrait le soin d'admirer, s’exclama la voix désobligeante de mon esprit.


Je n’en avais jamais croisé le propriétaire, mais le jardin, toujours tondu, les vitres, toujours propres, et les fleurs en parfaite santé témoignaient de la vie de cette maison. Malgré cela, elle restait le grand mystère de cette ville. La différence fait toujours jaser.


Malheureusement pour moi, je ne pus m’attarder plus longtemps, le bus ne m'attendrait probablement pas éternellement.

Dix-neuf heures, la fin de ma dure journée. Mais déjà, le bruit s’estompait, et la nuit nous accueillait. Le bus s’en alla et je me retrouvai seul, au milieu d’une route déserte.


- Comme toujours, me rappela la voix qui tournait en boucle dans ma tête


Dans les maisons, toutes éclairées d’une joyeuse lueur, les familles se retrouvaient, et le repas se partageait.


- Pas comme la tienne, dont tu t'es volontairement éloigné, égoïste.


Chez moi, seule la solitude m'attendait. J'ouvris la porte, grinçante, et m’aventurai dans l’antre sombre de mon appartement. La pièce se remplit d’une douce lueur jaune-orangé. L'aménagement, sobre et élégant à la fois, s’accordait parfaitement à l’ambiance que j’espérais pouvoir donner à mon appartement. Un endroit où finalement, je ne me sens pas comme étant étranger à mon propre environnement. Je n’en étais pas peu fier.


-C’est sûr qu’au moins, seul, tu n’es pas rejeté


Trois heures et quart du matin. Encore une fois, le sommeil m'avait quitté. Je sortis alors me promener. Les lampadaires projetaient mon ombre sur les façades des habitations. En passant devant ma préférée, j'aperçus une lueur. Je n'étais donc pas le seul insomniaque de cette ville.


- Mais tu es toujours seul... Ce n’est pas comme si quelqu'un apprécierait ta présence.


L’aube. Les fines gouttes de rosées matinales, sur un sol au repos. Les premiers rayons de soleil qui

perçaient avec difficulté entre les feuilles sans vie des arbres. La vieillesse peut être magnifique, les

feuilles de l'automne, nous le rappelaient chaque année, passant d’un vert uniforme à un panel de couleur incroyablement divers, avant de parsemer le sol en laissant la faux s’abattre sur leurs âmes. Ma saison préférée. Engloutie par le brouillard, je prenais le chemin de mon logement. Aujourd’hui sera une journée pluvieuse.


Le bus arriva en retard. Je ne m’en inquiétai pas. Après tout par un matin brumeux, cela n'avait rien d'étonnant. Mais cet incident me causa hélas dix bonnes minutes de retard.


- Ta présence est tellement accablante et lassante que jamais personne ne s’en soucierait.


La nuit s'était déjà installée quand le bus me déposa. En chemin, je m’attardai devant la mystérieuse demeure. Parfois, je m'imaginai à quoi pouvait ressembler la vie ici, dans cette petite maison aux façades colorées.


- Tu serais toujours seul, rêve pas, tu es si rebutant que même avec une belle demeure, jamais quiconque n'aurait l’incroyablement stupide idée de t’approcher.


Au fond, cela ne changerait pas tellement. Même routine, mêmes insomnies. Mais quelque chose d’irrationnel m’attirait dans cet endroit. Je ne saurais le décrire, mais depuis que je l'avais découverte, cette maison m’obsédait. Il commençait à faire froid. Alors, sous un ciel constellé d’étoiles, je repris le chemin de mon actuelle demeure, dans le calme si caractéristique de la nuit.


Mais, alors que je tournai le dos à cette maison, j’entendis la porte s'ouvrir. Et devant moi, j’aperçus

sur le bitume humide de pluie le rayon de lumière qui s’échappait de l’ouverture.


- Ce n’est pas pour toi, qui chercherait ta compagnie ? Tu repousserais même la plus altruiste des personnes.


Ma curiosité l’emportant, je me retournai. Et sur le perron de la maison se tenait, immobile, une vieille dame, un sourire serein aux lèvres. De petite taille, elle portait autour de ses épaules un châle bleu nuit. Son visage rond, parcouru d’un labyrinthe de rides, me rappelait celui de ma propre grand-mère, morte depuis bien trop longtemps. Sur ces pommettes, le froid avait déposé son empreinte, laissant après son passage deux légères marques rosées, et ses yeux semblaient me fixer sans pour autant me voir. Ses cheveux s’apparentaient à des fils de soie, d’un blanc légèrement brillant sous l’éclat de la lumière, fins, coupés courts. Ses yeux d’un brun sombre soudain reprirent vie. Et, aussi rapidement qu’elle était apparue, elle se retira dans sa maison colorée.


- Je te l’avais bien dit.


Cette rencontre des plus brèves, si l'on pouvait l'appeler ainsi, me laissa en arrière-goût un sentiment particulièrement étrange. Mais je n’arrivai pourtant pas à mettre le doigt dessus.


Trois heures dix. Encore et toujours ces insomnies. Dans le froid de la nuit, sous un tapis d'étoiles, je sortis de chez moi. Je décidai cette fois-ci de passer par un chemin différent, je devais me changer les idées.


- Comme si cette tentative désespérée allez porter ses fruits, à croire que même le temps ne te permet pas d’arriver à former une idée intelligente, pauvre imbécile.


Voilà trois semaines que je n’avais plus recroisé la propriétaire de cette demeure colorée. Soit ! Je devrais probablement attendre encore de nombreuses années pour un jour, au détour d’une rue, la croiser. Mes insomnies ne s’amélioraient pas, mais ne s’aggravaient pas non plus. L'automne avait bien entamé son chemin, et il avait laissé petit à petit la place à l'hiver. L'air se faisait plus frais, et l’on sentait que doucement Noël s’insinuait dans les pensées de tous. Je ne savais pas encore bien ce que je pourrais faire une fois la période venue. En effet, ma famille n’habitait pas tout près, et bien que je m'efforce de passer un peu de temps avec mes parents, cette année, ils m’avaient prévenu qu’ils prévoyaient de toute façon déjà autre chose.


- Tu as certainement réussi à les faire fuir, tu répulserais toute personne saine d'esprit, tu ferais mieux d'arrêter d'essayer, ça en devient pathétique.


Deux heures quarante-cinq. Je me réveillais en sursaut : un cauchemar. Cela ne m’arrivait pas souvent.


- Ta présence seule s'apparente au plus sombre des cauchemars.


N’arrivant pas à me rendormir, je sortis. Je n’étais pas repassé devant la maison colorée depuis un petit moment maintenant, et je décidai donc de prendre ce chemin-là pour ma balade nocturne.


La maison rayonnait de cette légère lueur orangée, que j’y avait déjà aperçue lors de ma dernière promenade nocturne dans ce quartier-ci. De la fenêtre du premier étage se détachait une ombre d’une jeune adulte, à la silhouette gracieuse, de longs cheveux ondulant sur le creux de son dos. Ainsi donc, cette vieille dame ne vivait pas toute seule. Comment se faisait-il que je n'avais jamais vu personne sortir de cette maison, excepté lors de ma rencontre avec celle-ci ? Je sortis de ma réflexion. Le temps d’un battement de cil. Mais déjà l'ombre avait disparu.


Voilà plusieurs nuits que je passais devant cette demeure. Je n’aperçus pas l'ombre à chaque fois, mais à chaque fois que je finissais par l’entrevoir, elle disparaissait brusquement, sans que je ne m'en aperçoive.


- Tu fais fuir même les ombres, si seulement tu m’écoutais un peu plus tu comprendrais qu'il vaudrait mieux que tu disparaisses. De manière permanente. Pour le bien de tous.


Je ne recroisais pas la vieille dame du perron. J’en arrivai donc à la conclusion que puisque je ne voyais jamais ces deux personnes, que je n'avais probablement fait que les imaginer.


- Sans doute a-t-elle juste pris la sage décision de t’éviter.


Samedi matin. Dehors, la pluie fredonnait sa douce mélodie, embaumant l’air de son doux parfum. Personne dehors. Je pris la décision de quitter mon canapé, d’enfiler mes chaussures, et mon anorak.


- Hum hum, tu fais pitié, je t’en supplie, abrèges ce calvaire.


Je fermai à clé la porte de mon appartement, descendis les escaliers, et sortis dehors. Les journées

pluvieuses ressemblaient à la nuit. Les habitants restaient chez eux, et la ville était bien déserte. J'arpentais donc seules les petites rues, déambulant sans réel but. À un croisement, je crus reconnaître la vieille dame du perron. Et mon instinct me dicta de la suivre.


- Tu n’arriveras qu’à la faire fuir, une fois de plus, tu es vraiment ignoble d'imposer ton existence au monde.


Rentrant visiblement chez elle, elle semblait fatiguée. Chaque pas, plus lent que le précédent, lui demandait un effort démesuré. A cette vitesse, elle ne serait pas chez elle avant une éternité. Je m’avançai vers elle, brûlant de lui proposer mon aide.


- Et chercher à me prouver que j’ai tort. J’ai très rarement tort. Tu n’arriveras qu’as aggraver ton cas.


Sous la pluie, avec son mince gilet et son châle bleu nuit, le même que la dernière fois, elle rentrerait chez elle avec un rhume, dont elle ne se remettrait pas de sitôt.


- Madame, puis-je vous aider ?


Pas de réponse.


- Ha, quelle situation ridicule, même les vieux ne veulent pas de ton aide, tu es répugnant.


- Madame, voulez-vous bien me laisser vous aider ?


Mais la vieillarde continuait son petit bonhomme de chemin, sans jamais se retourner, m'ignorant délibérément. Sans doute ne m’avait-elle tout simplement pas entendu.


- Tu crois vraiment que ce n’est pas réfléchi comme action, l'espoir fait vivre, ne t’es-tu jamais demandé que tu devrais sans doute mieux faire le contraire.


Je réessayais encore plusieurs fois, avant de jeter l'éponge, elle ne me répondrait pas.


- Encore une fois, je t'avais prévenu.


Je m’engageais alors sur le chemin de la forêt. Cela m’apaiserait sans doute.

En rentrant, la nuit déjà commençait à tomber. Et alors que je passais devant la maison aux mille couleurs, j’aperçus l'ombre. Même emplacement, toujours. Le vent se leva.Je m’arrêtais deux minutes pour prendre le temps de la contempler. Cette fois elle ne disparut pas. Petit à petit, elle rapetissait. Étrange. Je me rapprochais alors de la fenêtre, comme attiré par une force invisible.


- Tu sais, si tu sautais d’une fenêtre, tu ne manquerais à personne.

- Mais tais-toi donc, ne comprends-tu pas tout le mal que tu lui cause ? s’exclama dans mon esprit une voix douce et mélodieuse, complétement inconnue.


Plus de lueur. Je sortis de ma transe. Je me trouvais au milieu du jardin. Qu'est-ce que je faisais là ? Je n’en avais pas la moindre idée. Confus, je pris le chemin du retour. Le vent ne soufflait plus. Cette nuit, je dormis pour la première fois depuis bien trop longtemps la nuit entière.


Janvier. Je n’avais plus revu l’ombre.Mes insomnies devenaient irrégulières.

Deux heures. Plus tôt que d’habitude. Plus tard qu’il y a deux jours.


- Même une tâche aussi simple que dormir, tu n’arrives pas à l’accomplir, je marque un point sur la cause perdue. Et ne vas pas penser que je suis le seul à être convaincu de ça !


Je me retrouvais devant la fenêtre de la maison aux mille couleurs. Elle m’attirait.


- N’avais-tu donc pas compris ?


Je passai devant chaque nuit d’insomnies. J’y vis l'ombre, dans la lueur orangée. Mon corps ne me répondit plus.


- Arrête ! la douce voie réapparue.

- Jamais il n’arrivera à se débarrasser de moi.

- Stop !


Je suis entraîné vers la maison, mais je ne m’en rends pas vraiment compte.


- Ce n’est qu’un incapable!

- Mais quand vas-tu te taire ?

- Même pas en capacité de faire une seule bonne action dans l’entièreté de sa vie.


Comme dans un rêve. Je ne peux pas réagir.


- Son existence ne cause que des problèmes, à tous !

- Tu le hantes depuis si longtemps, quand vas-tu cesser ?


Et la fenêtre se rapproche.


- Jamais, n’était-ce donc pas clair ? Jamais ça ne cessera ! Pas jusqu’à ce qu’il réalise que pour le bien de toutes les âmes dont il a croisé le chemin, comme réparation du mal que seul sa présence a causé, il se doit de faire un dernier plongeon, vers une nuit éternelle.


Je sens mon poing me piquer, et un liquide s’en échapper, je ne sens pourtant pas de douleur.


- C’est pourtant si simple, il y a dix mille manières de faire, si seulement il décidait enfin d’en finir. De quitter ce monde. De mourir.


Et l'air se réchauffe. Et la lueur disparaît. Et les voix se turent.

Dans cette petite ville se trouve une maison aux mille couleurs. Personne n’en voit jamais le propriétaire, pourtant le jardin toujours tondu, les vitres toujours propres et les fleurs en parfaite santé témoigne qu’elle est habitée. Un petit rayon de couleur dans la banalité de cette ville. Pourtant, dans le silence de la nuit, on peut y apercevoir l'ombre d’un jeune homme à la fenêtre. Le temps seulement d’un battement de cil. Et les jours de pluie, un vieillard recourbé sur lui-même, à l’écharpe bleu nuit, arpente les rue désertes, se rendant à son domicile, sans jamais s'arrêter, n’acceptant jamais d’aide, aucun mot n’entrouvrant jamais ses lèvres.

Posts Récents
bottom of page