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Amélia Viscomi _ 10VP/2

Ivy Blue

17 mars 2018, Londres

Kate Taylor ferma d’un geste vif le manuscrit qu’elle venait de terminer. Elle se leva, repoussa sa chaise, et se dirigea dans le salon, où son mari méditait, affalé sur le canapé.


- Chéri ?

- Mmmh ?

- J'ai fini.


Elle eut à peine le temps de terminer sa phrase, que l’écrivain, répondant au nom d’Arthur Taylor, se redressa précipitamment et demanda à sa femme de le rejoindre.


- Et donc, tu en penses quoi ?

- Je trouve très franchement que c’est le meilleur que tu n’aies jamais écrit. Tout est bien ; les phrases, les dialogues, les descriptions, les personnages. Tout est parfait, mais…

- Mais ? la questionna-t-il inquiet.

- À la fin, dans les remerciements…

- Quoi "dans les remerciements" ? Je ne t’ai pas oublié Kate, tu es juste en dessus de mon éditeur !

- Justement Arthur, ça va faire quatre ans que nous sommes mariés et je ne sais rien de lui ! Tu as vu ce que tu as écrit ? Laisse-moi te rafraîchir la mémoire. Il est inscrit : "Merci à E.G., l'homme de l'ombre, qui m'a permis de devenir l'écrivain que je suis aujourd'hui."

- Juste, et alors ?

- Et alors pourquoi cet homme est tellement important dans ta vie et moi, ta femme depuis quatre ans, je n’ai jamais pu le rencontrer ?! Tu as honte de moi ou quoi ?!

- Mais non, voyons ! N’en fais pas un scandale ! C’est juste que c’est quelqu’un de… de…

- De quoi ?! "De l’ombre ", comme tu le cites dans ton livre ?!

- Cesse un peu de dire n’importe quoi ! C’est quelqu’un qui ne souhaite pas être reconnu, voilà tout !

- Qu’il ne veuille pas être reconnu est une chose, mais le fait que tu ne m’aies jamais parlé de lui en est une autre !

- Mais enfin Kate, à 31 ans tu es censée être assez grande pour savoir que tout le monde a ses secrets ! cria-t-il. Toi, moi, et toutes les personnes vivant sur cette planète !

- Ah non, je suis désolée, mais moi je ne t’ai jamais rien caché.

- Rien ?

- Rien. Nada. Alors tu sais ce qu’on va faire ? Tu vas commencer par aller mettre de l’eau à chauffer dans la théière, et ensuite tu vas me raconter toute cette histoire de A à Z puisque, apparemment, il y a des choses que je ne sais pas sur toi.

- T’as de la chance que je t’aime vraiment… dit-il en se levant et en partant vers la cuisine de l’appartement.


16 mai 1985, New York


C’est au court de cette belle journée printanière, qu’Isabel Goldman mit au monde son premier enfant ; Ivy. Edouard Goldman, le père, gardera en mémoire ce jour comme étant le plus beau de toute sa vie. Et il a de quoi. Une femme merveilleuse, un travail dans la plus grande maison d’édition américaine, un appartement avec vue sur Central Park et maintenant, une petite fille. Du haut de ses trente ans, un avenir prometteur se présentait à lui.


Et ce fut le cas. Ils vécurent trois ans de bonheur, au sens propre du terme. Ivy grandissait vite. Trop vite même. Et plus le temps passait, plus elle ressemblait à sa mère. Elle possédait des cheveux châtain ondulé, de toutes petites mains qui vous agrippaient les doigts jusqu’à ne plus les lâcher, un sourire d’ange. Mais le plus joli chez elle, restait malgré tout les deux petites prunelles juste au-dessus de ses joues potelées. Deux yeux bruns, presque noirs, dans lesquels vous pouviez vous perdre.


Deux petites billes toutes rondes qui scrutaient tout dans les moindres détails comme si, du haut de ses trois ans, elle ne reverrait plus jamais les voitures jaunes qui traversent New York, les écureuils de Central Park, ou même tout simplement le ciel bleu qu’elle décrivait comme étant la plus belle chose au monde.


En juin 1988, avant leur départ pour leurs vacances d’été, Isabel Goldman se rendit chez le médecin pour un contrôle de routine. Ce jour-là, elle apprit une nouvelle qu’elle aurait préféré ne jamais connaître… Malgré ça, Madame Goldman resta cette femme forte et, pour le bien de ceux qu’elle aimait, elle garda le secret.


Fin juin, comme il était prévu, la famille Goldman partit en Italie, où, chaque fois qu’ils passaient devant un glacier, leur fille réclamait une glace. Fraise et chocolat, ses parfums favoris. Edouard ne pouvait s’empêcher de rigoler devant les yeux pétillants de bonheur d’Ivy et devant son nez en trompette recouvert de chocolat.


Après l’Italie, ils se rendirent en France, où ils passèrent aussi de merveilleux jours.


En rentrant de vacances, Isabel dut se rendre à l’évidence ; elle était gravement malade. Elle fut hospitalisée et, quelques semaines plus tard, la maladie l’emporta.


C’est le 3 septembre 1988, qu’Isabel Goldman mourut d’un cancer fulgurant, laissant seuls sa fille et son mari.

°°°


- Je reviens, je vais chercher le thé. Il doit être chaud, déclara Arthur.


Kate ne fit qu’un simple signe de tête à son interlocuteur, avant de changer de position. Elle recroquevilla ses genoux contre sa poitrine, et resta muette jusqu’au retour de son mari qui ne tarda pas. Il lui tendit la tasse avec un ourson, sa préférée, puis elle interrogea son époux :


- C’est véridique ?

- Tu crois vraiment que je m’amuserais à te raconter des bobards sur un sujet aussi sensible ?


Il esquissa un sourire puis trempa ses fines lèvres dans le liquide chaud et regarda sa femme dans les yeux avant de l’interroger :


- J’en étais où déjà ?

- Tu venais d’évoquer la mort d’Isabel Goldman, susurra-t-elle.

- Ah oui, c’est juste.


La jeune femme regarda ses pieds, avant d’examiner son mari :


- Qu’est-ce qu’ils ont fait ensuite ? le questionna-t-elle.

- Après ça, Edouard fit face au mieux pour protéger sa petite fille. Cette dernière posait diverses questions à son père. Elle avait beau être très intelligente, voire même en avance pour son âge, elle ne comprenait plus rien. Son papa ne cessait de lui dire : « Tu vois là-haut ? C’est le ciel. Tu sais, le ciel bleu que tu aimes tant regarder ! Et bien maintenant, ta maman, elle est là-bas. Elle a rejoint ton papi et ta mamie. Elle va nous protéger depuis le ciel.

- Donc, le bleu, c’est maman ? demanda-t-elle de sa petite voix.

- Oui, on peut s’imaginer que le bleu c’est maman. »

Ivy leva une main vers le ciel, et la secoua en criant « Coucou maman ! T’as vu, j’ai mis une nouvelle barrette ! Elle te plaît ? » Elle resta un moment à observer l’infini, avant de se tourner vers son père :

« Papa, pourquoi maman ne répond pas ? »

Edouard resta de marbre, regardant « son trésor », comme il aimait l’appeler.

Durant de longues années, il s’occupa de sa fille de son mieux. Il l’avait éduquée comme il l’aurait fait avec sa femme, et avait une excellente relation avec Ivy. Cependant, lorsqu’elle arriva vers la période de l’adolescence, on ressentait le manque de soutien que lui aurait apporté sa mère. Car, peu importe la présence que vous offre un père, personne ne peut remplacer l’attention d’une mère.

Malgré ça, ils passèrent des années merveilleuses à l’écoute l’un de l’autre. Mais un nouveau drame allait tout faire basculer…


5 décembre 1999, New York


En ce premier jeudi de décembre, Ivy et son père se rendirent au Manhattan Mall, célèbre centre commercial New Yorkais, pour y faire quelques courses.

En passant devant une vitrine de décorations, Ivy, qui avait 14 ans, s’arrêta devant et scruta l’intérieur.


- Papa, on peut acheter de nouvelles décorations de Noël ? le questionna-t-elle.

- Non ma chérie, pas aujourd’hui. Et puis on en a assez à la maison. Des belles en plus !

- Mais ça fait une éternité qu’on a les mêmes ! J’en ai ras le bol de ce rouge ! Ce que je veux moi, c’est du bleu ! s’énerva-t-elle.

- Écoute ma puce, aujourd’hui j’ai passé une mauvaise journée ! Alors si tu pouvais éviter de m’énerver encore plus que je ne le suis déjà, ce serait fort aimable !

- Mais enfin, je ne te demande pas la lune ! Je veux juste changer la couleur des décorations de Noël ! Tu sais à quel point le bleu à de l’importance pour moi ! Le bleu c’est maman !

- Ce n’est pas possible ! Grandis un peu bon sang ! s’écria-t-il.

- Mais tu ne comprends rien à rien ! Tiens, va les faire seul tes courses ! Moi je rentre !


Elle partit à toutes jambes. Comment son père ne pouvait-il pas comprendre qu’elle avait besoin du bleu ? Qu’elle avait réussi à surmonter le manque de sa mère grâce au bleu ? Le bleu la rassurait, c’en était devenu une drogue !


Grrrr…. Pourquoi il ne comprend rien !!! jura-t-elle intérieurement. Dans un élan de colère, Ivy shoota dans un lampadaire en métal. Chose qu’elle regretta tout de suite après. Non, mais quelle idée de se fracasser le pied comme elle l’avait fait.


La jeune fille se dirigea en boitillant vers l’arrêt de bus qu’elle atteignit en quelques minutes seulement. Ce dernier ne tarda pas non plus. Elle monta et s’installa sur un siège tout au fond du véhicule, à côté de la fenêtre. C’était sa place favorite. Ivy regarda le paysage recouvert de neige défiler devant ses yeux. Dieu seul sait à quel point elle aimait contempler la ville durant cette période de l’année. Les trottoirs enneigés donnaient directement dans les cafés où les gens se précipitaient pour trouver un minimum de chaleur réconfortante. Les arbres étaient décorés avec des guirlandes lumineuses et, par-ci par-là, on pouvait apercevoir des hommes déguisés en pères Noël dans des magasins où l’on y vendait toutes sortes de babioles pour les fêtes de fin d’année.


Elle fut sortie de ses pensées par un coup de frein qui la propulsa en avant puis, ce fut le trou noir…

°°°

- S’il te plaît, dis-moi qu’elle va s’en sortir ! proclama-t-elle. S’il te plaît…

- J’ai besoin de boire quelque chose de plus fort que du thé avant de te raconter la suite.

Arthur se leva et s’orienta vers le bar, où il entreposait toutes sortes de remontants. Il attrapa une bouteille de whisky et s’en servit un verre. Il retourna s’assoir sur le canapé puis, resta silencieux pendant un instant. Le jeune écrivain avait le regard dans le vide. Nul ne sait où son esprit l’avait encore emmené…


Au bout de quelques minutes, il rompit le silence pour poursuivre son récit :


- Le jour où j’ai rencontré Edouard Goldman, j’avais 26 ans. C’était en avril 2010, en France. À Paris, plus précisément. Je m’y étais rendu car je cherchais désespérément un éditeur. J’avais déjà parcouru tout le Royaume-Uni avec mon premier manuscrit. Mais aucune maison d’édition ne voulait de moi. Ils décrivaient mon texte comme étant trop faible et que ça n’intéresserait jamais personne. Je gardais tout de même espoir… Je me rendis donc en France, là où la plupart des grands de la littérature avait commencé.

J’avais donc une once d’espoir pour y trouver mon bonheur. Espoir que je perdis dès le premier entretien. Ils m’avaient répété les mêmes mots ; faible et aucun intérêt. J’ai craqué. J’en avais marre d’être sans arrêt recalé.

Je suis sorti du bâtiment, j’ai foncé directement vers une poubelle et j’ai balancé mon script dedans. Je suis rentré à l’hôtel et le lendemain j’étais de retour à Londres. J’avais définitivement abandonné ma carrière d’écrivain.


Arthur but une gorgée de son whisky avant de reprendre son récit :


- Quelques jours plus tard, un homme âgé d’une cinquantaine d’années frappa à ma porte. Je me dirigeai vers celle-ci, et l’ouvrit : « Bonjour Monsieur, puis-je vous aider ? » Comme seule réponse, il déclara vouloir s’entretenir avec moi.

Il a ensuite ouvert la fermeture éclair de son sac en bandoulière et m’a tendu un manuscrit que je ne pensais plus jamais revoir.

« - C’est bien vous, Arthur Taylor ? L’auteur de ce livre ?

- Je ne sais pas si on peut appeler ça « livre »… avais-je marmonné.

- Je l’ai lu. »

Je le fis entrer et lui offrit un café bien corsé. Il avait des cheveux gris blanc, des yeux bleus et une barbe de trois jours. Cet homme s’appelait…

- Edouard Goldman, le coupa Kate.

- Exactement.

Il fit une petite pause et reprit à peine quelques secondes plus tard :

- Edouard Goldman ne dit rien pendant un court instant puis prononça une toute petite phrase, une simple phrase, que je n’oublierai jamais. « Je suis éditeur », m’avait-il lancé.

Je me suis liquéfié sur place. Comment s’était-il procuré ce manuscrit ? Je l’avais pourtant balancé dans une poubelle ! Il m’a confessé que, lorsque je suis sorti de la maison d’édition parisienne, il était installé à une terrasse et qu’il avait assisté à mon acte désespéré. Sa curiosité attisée par cette scène, il avait récupéré mon texte.

« - Et alors ? Pourquoi êtes-vous là, et comment avez-vous obtenu mon adresse ?

- J’ai longtemps travaillé dans ce milieu, il a simplement fallu que je fasse quelques coups de fil. Et je suis ici car votre livre, bien que non abouti, m’a bouleversé. Votre problème, certainement lié à votre jeune âge, c’est la précipitation. Il faut du temps, ça doit mûrir, un peu comme une grossesse…

- Bien… au risque de me répéter… Et alors ?

- Et alors je veux bien vous aider. »

C’est ainsi que cet homme est entré dans ma vie.

- Pourquoi ? questionna sa femme.

- Ah ça…. Je ne l’ai pas remarqué tout de suite, mais, au fil du temps, je me suis aperçu que Monsieur Goldman ne vivait que d’une seule couleur.

- C’est-à-dire ? Je ne comprends plus rien là ?

- Ses habits étaient bleus, sa voiture était bleue, sa maison était bleue, ses meubles étaient bleus, ses produits de douches, sa vaisselle, bref, tout était bleu ! Même la société qu’il venait de créer s’appelait Ivy Blue !

- Mais pourquoi ?! s’exclama-t-elle. Tu ne lui as jamais posé la question ?

- Si, je la lui ai posée. Mais il m’a comme qui dirait mis à la porte, comme quoi je n’avais pas à m’immiscer dans sa vie privée. Ce n’est que bien plus tard qu’il se confiera à moi…


5 décembre 1999, New York


Edouard Goldman rentra dans son appartement, sacs de courses dans les bras. « Mon trésor, je suis rentré ! » cria-t-il.


Aucune réponse.


« Ivy ? »


Toujours rien.


Peut-être était-elle simplement dans les embouteillages ? Avec la neige, ce n’était pas quelque chose de nouveau, se résonna-t-il.


Il se résigna à ranger ses achats dans les placards quand, sur les coups de 18h43, quelqu’un lui téléphona :


- Edouard Goldman, j’écoute ?

- Bonsoir Monsieur, vous êtes bien le père d’Ivy Goldman ?

- Oui, parfaitement. Pourquoi ? Que se passe-t-il ?

- Un bus a eu un accident à cause de la neige ; votre fille se trouvait malheureusement à bord. Elle est au NewYork-Presbyterian Lower Manhattan Hospital. On vous attend…


Arrivé sur place, il découvrit sa petite Ivy intubée et reliée à des machines. Le choc l’avait projetée à travers la vitre. Elle souffrait de fractures et d’un traumatisme crânien. Son pronostique vital était engagé, les 48 heures à venir étaient primordiales… Après le choc, il sentit une rage monter en lui. Une rage presque animale. Si seulement il avait acheté ces fichues décorations bleues ! Ils seraient rentrés ensemble et mangeraient leurs sushis devant la télévision. Pourquoi le sort s’acharnait-il ainsi ?!


L’infirmière entra dans la chambre et s’adressa à lui :


- Vous pouvez lui parler, on dit que ça aide les gens dans le coma à se battre et à se réveiller.


Une fois seul avec sa fille, il s’assit à ses côtés, lui prit la main et dit, la voix tremblante :


- Ma petite Ivy, tu m’entends ? Réveille-toi, je t’en prie ! J’ai besoin de toi, tu es mon grand trésor, tu le sais n’est-ce-pas ? Tu imagines, nous devrions être en train de manger des sushis… et voilà… il faut te battre, reviens, je t’en supplie !

Tout ça à cause de ces décorations de sapin… Et bien tu sais quoi, ma chérie ?

Moi qui n’aime pas le bleu, je te fais une promesse : si tu te réveilles, je te promets que je change les canapés et j’en prends des bleus ! Tu sais, ceux que tu trouvais beaux dans le catalogue ? Et pareil pour les décos de Noël, pour ta chambre, et même moi, je suis prêt à m’habiller en bleu ! Mais reviens mon cœur, je t’en supplie mon trésor reviens…

Des larmes roulaient sur ses joues. Il passa la nuit à ses côtés, lui parlant, s’endormant et se réveillant en sursaut…


Après 2 jours, l’état de santé d’Ivy s’aggrava encore… Les chirurgiens tentèrent une opération pour soulager son traumatisme crânien, mais en vain… Ivy mourut le 7 décembre 1999, laissant son père dans un profond et terrible chagrin…


Ivy fut enterrée auprès de sa maman. Des myosotis bleus formaient une gerbe. Au moment de l’ensevelissement, Edouard Goldman embrassa le cercueil avant sa mise en terre, et murmura ces quelques mots :


- Embrasse ta douce maman pour moi… Et pour vous garder toutes les deux auprès de moi, je tiendrai ma promesse…

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